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Déviances de l'application des textes visant à réprimer le proxénétisme - Article écrit par Isabelle SCHWEIGER (travailleuse du sexe, animatrice de prévention et ex co-directrice de l'association Grisélidis)

Introduction - Contexte:
En France, le fait de se prostituer n'est pas illégal; ce qui est pénalisé et puni par la loi, c'est le racolage (actif ou passif) et le proxénétisme.
En matière de lutte contre le proxénétisme, on peut identifier sommairement trois grands axes (art. 225-5 à 225-12 du Code pénal):

- le proxénétisme de contrainte, de profit, défini à l'article 225-5-2 du Code pénal comme «le fait de tirer profit de la prostitution d'autrui, d'en partager les produits ou de recevoir des subsides d'une personne se livrant habituellement à la prostitution»;
- le proxénétisme hôtelier ;
- le proxénétisme d'aide et de soutien, défini à l'article 225-5-1 du Code pénal comme «le fait d'aider, d'assister ou de protéger la prostitution d'autrui».

Dans ce texte, je m'attacherai particulièrement à la définition du délit de «proxénétisme d'aide et de soutien», à son application, et à ses conséquences pour les personnes prostituées. En effet, en France, les trois pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire) sont séparés depuis 1799, mais il semble que dans le cas précis des prostituéEs, ce principe de base soit largement bafoué, puisqu'on peut constater plutôt une coordination de ces trois pouvoirs.

C'est pourquoi je m'interroge aujourd'hui sur les mécanismes par lesquels la justice française, nourrie d'idéaux abolitionnistes s'allie au politique pour réprimer la prostitution et les personnes prostituées (au nom de la dignité de la personne humaine).

Définitions:
Le proxénétisme se définit dans le droit français comme «l'exploitation de la prostitution par un tiers», mais également comme «toute forme d'aide apportée à la prostitution d'autrui», ce qui peut amener à qualifier de proxénétisme le simple fait de louer une chambre à une personne prostituée, de cohabiter avec une personne prostituée sans pouvoir attester d'autres revenus que les siens, etc. (voir la jurisprudence française en la matière).

En France, la seule exploitation autorisée de la prostitution en est l'exploitation par le fisc, qui la considère comme une profession dont les revenus doivent être déclarés dans la rubrique des bénéfices non commerciaux. Ce que je constate, c' est que la législation concernant le proxénétisme semble en contradiction avec la liberté de se prostituer, et avec le droit positif français, en empêchant toute forme de solidarité ou d'organisation des personnes prostituées en vue de la défense de leurs intérêts et de leur autonomie.

Dérives de l'application de la loi: quelques exemples
Mon travail à l'association en tant qu'animatrice de prévention et ma connaissance du terrain m'ont permis de constater une recrudescence inquiétante de mises en garde à vue, suivies d'incarcérations en préventive pour motif de proxénétisme pour les personnes prostituées elles-mêmes.

Certains juges déplorent même le fait d'avoir à instruire des dossiers «vides»: le simple fait d'aller chercher une copine à l'arrivée d'un bus, de lui réserver une chambre d'hôtel, de lui favoriser une place afin de lui transmettre les bases nécessaires à une pratique «secure» (apprentissage de la langue, codes pour sélectionner les clients, se garder le sac mutuellement, lors des passes, afin de prévenir la recrudescence de la violence sur le terrain) justifie –parfois même sur simple écoute téléphonique– la garde à vue et la détention en préventive de la personne prostituée interpellée pour le délit de proxénétisme.

Lorsque les éléments matériels constitutifs du délit de proxénétisme manquent vraiment, et que le tribunal se retrouve devant un «crime sans victime», nous voyons procéder à une requalification de la personne qui, de «prévenue», devient «témoin assisté». Ceci témoigne aussi de la situation d'inégalité en matière d'accès au droit à être défendu-e équitablement puisque l'assistance par un avocat d'un témoin assisté ne rentre pas dans le cadre de la commission d'office, ce qui n'autorise donc pas la prise en charge des frais par l'aide juridictionnelle.

De plus, j'ai pu également constater que dans les cas où les juges d'application des peines accordent des mises en liberté conditionnelle aux personnes prostituées accusées de proxénétisme, le parquet, comme dernièrement, fait appel pour maintenir la prévenue en détention provisoire.

Conditions de vie des prévenuEs mises en liberté conditionnelle: 
Les personnes qui bénéficient d'une liberté conditionnelle sont astreintes à un contrôle très important; elles sont notamment contraintes de rester sur le territoire pour rester à la disposition de la justice (pointages hebdomadaires au commissariat assortis d'un contrôle judiciaire socio-éducatif dans le cadre des obligations de sortie…)

Ces mesures sont imposées dans la méconnaissance la plus totale de la réalité institutionnelle (en lien avec le droit au séjour, les possibilités d'hébergement, etc.) ainsi que de la réalité vécue par les personnes.

Par exemple: Pour les personnes sans papiers, la liberté conditionnelle n'entraîne pas de modification du droit au séjour, et la préfecture n'accordera aucun titre provisoire permettant à la personne de travailler.

De même, l'astreinte à résidence nécessite un hébergement stable pour les personnes placées en liberté conditionnelle : dans le cas d'une personne prostituée qui ne peut se co-loger sans tomber sous le motif de proxénétisme, le logement est un obstacle important. Or, concrètement, l'association n'a pas les moyens ni les financements permettant une prise en charge de l'hébergement sur le long terme.

Ces dossiers sont de réputation longs à instruire et surtout à être jugés

- il faut compter une moyenne de deux à trois ans d' attente pour la procédure, et des dépenses inhérentes à la vie quotidienne. Et le statut de ces femmes ne permet pas aux centres d'hébergement et de réinsertion sociale de considérer d'envisager leur intégration sur des lieux d'hébergement (puisque ces personnes ne sont pas adressées par des travailleurs sociaux de secteur aux commissions d'examen pour les hébergements).

Bien sûr, en y mettant un peu plus de bonne volonté, on pourrait diriger vers le 115… Ainsi donc, et très paradoxalement, ces femmes en liberté conditionnelle sans titre de séjour, ni logement, ni ressources sont dans l'obligation (pour le coup!!!) de continuer à se prostituer pour se conformer à la décision judiciaire.

Concernant le suivi social de ces personnes, l'Association de Suivi Pénal et Judiciaire (ASPJ) reconnaît que les financements alloués il y a quelques années pour la prise en charge des sortant-e-s de prison n'existent plus et ne propose pas plus de solutions. Idem concernant la prise en charge de la couverture sociale (CMUC), pour laquelle les directives des caisses primaires d'assurance maladie touchant à l'accès aux droits sociaux sont de plus en plus restrictives.

On sait combien le stigmate de prostituée pèse sur le suivi et l'accompagnement de ces personnes, notamment quand elles sont confrontées à des travailleurs sociaux qui elles et eux aussi considèrent l'activité prostitutionnelle de manière morale et non comme une stratégie de subsistance économique développée par des personnes, et peinent à être à l'écoute de leurs besoins et de leurs demandes.

Ce jour-là, j'accompagne une personne prostituée et j'assiste à un premier entretien avec l'assistante sociale de l'ASPJ dans le cadre de ce suivi: voilà ce qu'il en résulte!

La prévenue est interrogée par la travailleuse sociale sur ses moyens de subsistance, puisqu' elle est sans ressources apparentes.

Elle répond simplement: «Je travaille…» Et l'AS d'observer qu'elle «n' appeller[ait] pas le fait de continuer à se prostituer un travail».

Ma présence n'a pas été inutile pour recentrer l'entretien sur le constat des dysfonctionnements juridico-judiciaires qui ont entraîné une telle situation pour la personne que j'accompagne, plutôt que sur une investigation psychologisante et moralisatrice en règle de l'exercice de la prostitution par cette personne, qui n' est pourtant absolument pas l' objet du suivi ASPJ.

Lorsque la prévenue s'effondre en larmes – «J'ai pas fait tout ça pour me retrouver si bas» (elle parle de l'accusation de proxénétisme qui pèse sur elle, et pas de la prostitution) –, je repère cette phrase de la professionnelle: «Eh oui, je vous comprends, bon, peut-être que tout ça va vous aider à comprendre que ce n' est pas une vie, en effet…»

Moi, ce que je comprends de ce sous-entendu qui ne nomme pas le «corps du délit» (proxénétisme, prostitution?), c'est que l'objectif à atteindre est de faire comprendre que tout ce qui est afférent à la prostitution n' est pas une vie!

Le comble de la goujaterie légitimée:

Lors des procès, les procureurs et les juges conviennent bien volontiers que les prévenues jugées lors d' affaires de proxénétisme aggravé sont plus victimes que coupables; cependant les réquisitoires et les peines sont exemplaires.
(M. dans son réquisitoire requiert quatre ans fermes pour tous les protagonistes, ce qui aboutira finalement à une condamnation de 18 mois –dont 10 mois de préventive.)
L'avocate n'espère pas une mise en liberté conditionnelle car la condamnée est en situation irrégulière! Ainsi, et selon une équation épouvantable, les prévenues seront au minimum condamnées d' office à la peine exécutée en préventive!!!!

À l'heure actuelle, les avocats n'espèrent pas de relaxe pour les dossiers en cours… car cela reviendrait à reconnaître des emprisonnements abusifs par le parquet, et mettrait en cause la responsabilité de l'État.

Par exemple, à Toulouse, nous faisons le constat:
La détention en préventive + la condamnation pour proxénétisme, la plupart du temps assortie d'une interdiction de territoire (même lorsque les personnes ont donné des éléments vérifiables par l'OCTREH, la reconduite prend effet, alors même qu'il n'y a pas eu d'action contre les proxénètes dans le pays d' origine) = mise en danger des personnes prostituées par le système judiciaire et le droit pénal.

En revanche, nous avons pu vérifier comment pour le jugement d'un policier (proxénétisme + parties civiles) à Toulouse, le délit a été élégamment requalifié en «extorsion de fonds» par le parquet (et la condamnation fut une peine de sursis assortie d'une mise à pied temporaire pour le fonctionnaire).

Ainsi il semble que le délit de proxénétisme d'aide et de soutien donne lieu en droit français à une interprétation pour le moins libre du «corps du délit» par les magistrat-e-s, et que cette interprétation se fait souvent au détriment des personnes prostituées elles-mêmes. Comment penser l' incrimination générale de l'aide apportée aux personnes qui, selon le droit positif français, exercent une liberté, celle de se prostituer, et le cas échéant la revendiquent?

Par exemple en cas de condamnation pour proxénétisme d'une association de sexworkers, la confiscation des biens, prévue par la loi, prend effet. Je parlerai plutôt de spoliation de biens appartenant à des prostituéEs… Nous avons donc à craindre que toute tentative d'association de prostituéEs soit assimilée à une association de malfaiteurs. Ce que l'on peut constater, c' est que la législation concernant le proxénétisme semble en contradiction avec la liberté de se prostituer et avec le droit positif français en empêchant toute forme de solidarité ou d'organisation des personnes prostituées en vue de la défense de leurs intérêts et/ou de leurs droits.

Conséquences:
Il me semble nécessaire et urgent de s'inquiéter des conséquences gravissimes subies par les personnes prostituées au regard du délit de proxénétisme d'aide et de soutien. La condamnation de toute forme d'organisation maintient en effet les personnes dans une situation précaire et fragile, et constitue une entrave directe à l'accès au droit commun pour les personnes prostituées puisqu'elle implique entre autres obstacles :

- l'impossibilité d'accéder à des moyens décents d' exercice de l'activité (location ou achat de locaux);
- l'impossibilité d'association entre les personnes prostituées elles-mêmes;
- la pénalisation de toutes formes de coordination, de transmission des savoirs, de fédération entre les prostituéEs visant à améliorer leurs conditions de travail, leur santé, leur sécurité, etc.

Outre cela, ces dispositions législatives constituent une incitation à la discrimination et une marginalisation accrue des personnes prostituées puisqu' elles représentent une condamnation à l' isolement social : en effet, fréquenter une prostituée est perçu comme dangereux. (Il m'a été rapporté l'arrestation et la mise en garde à vue, pour délit de proxénétisme, d' amiEs qui étaient juste présent-e-s pour aller chercher des cigarettes, sandwiches, etc. Cela suffit à guérir n'importe quel individu de l' envie de fréquenter des prostituéEs…)

De plus, les travailleuses du sexe, craignant d'être sur écoute, hésitent à s'appeler sur leur lieu de travail, alors que cette pratique ne constitue pas pour elles une « surveillance » mais une « vigilance » pour prévenir et se protéger mutuellementdes agressions…

Ces mesures répressives, en complétant la LSI qui pénalise le racolage, achèvent donc de fragiliser toute tentative d' organisation et de fédération des prostituéEs entre elles et permettent de renforcer la répression des personnes prostituées.

Conclusion:
Ainsi, par héritage direct des dispositions prévues par les ordonnances de 1960 (ratification par la France de la Convention de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui), nous pouvons constater l'habitude prise par les jurisprudences de réprimer simultanément: le proxénétisme, la traite des êtres humains et la prostitution.

En 1975, M. Guy Pinot, premier président de la cour d'appel et chargé de mission par le président de la République Giscard d'Estaing, remettait à ce dernier un rapport dénonçant déjà une application trop sévère des dispositions concernant la lutte contre le proxénétisme et la lutte contre le racolage, qui plaçait la France dans «un système prohibitionniste inavoué». Ses recommandations, qui dénonçaient déjà la façon dont la loi et la morale étaient mêlées, ne furent jamais examinées, et furent même «enterrées» par les pouvoirs publics.

Prostitution, ce que dit la loi
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